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Today it published a well - written article on the Standards of Taste and bollywood by Mélissa Thériault
Le devoir de philo - Hume, Slumdog Millionaire et Bollywood
Mélissa Thériault, Docteure en philosophie spécialisée en esthétique, professeure au Cégep de Rimouski
Le philosophe écossais refusait de croire que des goûts et des couleurs on ne discute pas
Deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie ou d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Cette semaine, reprise de la querelle du «goût» chez David Hume, par le truchement d'un film oscarisé et de la machine de Bollywood.
Le récent succès du film Slumdog Millionaire du réalisateur Danny Boyle témoigne d'un engouement généralisé pour la culture fascinante de l'Inde. Racontant les (més)aventures d'un garçon issu d'un bidonville de Mumbai, l'histoire se termine par une danse chorégraphiée, clin d'oeil de Boyle à un procédé typique de l'industrie cinématographique de cette ville, berceau des films de style Bollywood. Très populaires, ces comédies musicales, contrairement à Slumdog Millionaire, sont rarement considérées ici comme de bons films, peut-être parce qu'elles correspondent moins aux normes artistiques occidentales.
Mais sur quoi se base-t-on pour établir de telles normes? Quels sont les critères pour juger de la valeur d'une oeuvre d'art comme Slumdog Millionaire ou les films de Bollywood. Et surtout, qu'est-ce qui fait que, malgré la diversité des goûts, nous nous entendions souvent -- pensons aux Oscars -- sur la valeur d'une oeuvre d'art? Le philosophe écossais David Hume (1711-1776) s'est penché sur ces débats dans plusieurs essais, dont De la norme du goût, rédigé vers 1757.
Contrairement à la croyance répandue, la plus grosse industrie cinématographique en matière de production et d'audience n'est pas basée à Hollywood mais à Mumbai (anciennement Bombay, d'où le néologisme Bollywood pour désigner les comédies musicales indiennes influencées par les modes de production hollywoodiens). Il s'y produit près de 1000 films par année, destinés à un public potentiel de plus de trois milliards de personnes en Inde, au Moyen-Orient, en Asie centrale, en Afrique et en Amérique latine.
Cette popularité croissante nous indique-t-elle que ces productions ont une quelconque valeur artistique? Peu importe, dirons plusieurs: lorsque le public aime, inutile de s'interroger ainsi. Cette logique de l'audimat ou des cotes d'écoute est souvent celle qui clôt le débat de nos jours. On doit pourtant se demander pourquoi ce type d'oeuvre suscite autant d'intérêt: c'est précisément ce que Hume a fait en partant à la recherche d'une norme du goût.
Le dogme du relativisme
On aime à répéter aujourd'hui que tous les goûts sont dans la nature, ou que des goûts et des couleurs on ne discute pas. Ces proverbes, qui confortent le relativisme dont notre époque a fait un dogme, sont en revanche rarement appliqués à la lettre: nous cherchons spontanément à justifier nos goûts ou à discréditer le goût d'autrui... surtout lorsqu'il diffère du nôtre! «Nous sommes enclins à appeler barbare tout ce qui s'écarte de notre propre goût et de notre propre compréhension», disait Hume.
Cette question a été âprement discutée par les auteurs intéressés par l'esthétique, un domaine de la philosophie qui cherche à définir ce qu'est le beau (et, par extension, ce qu'est une belle ou une bonne oeuvre d'art). Définie comme une «science du perçu», l'esthétique philosophique a connu son âge d'or au XVIIIe siècle. David Hume, l'un de ses plus illustres représentants, a cherché à cerner ce qui fait qu'il existe une règle, un standard qui permet de juger de ce qui est ou non de bon goût. Depuis, les débats sur la normativité esthétique (soit les règles d'appréciation qui affectent nos jugements esthétiques) font rage.
Aucune universalité
Au XVIIe siècle, la notion de goût sort du domaine culinaire pour entrer dans le vocabulaire philosophique, avec le sens métaphorique qu'elle conservera par la suite, soit une faculté de discerner ce qui est valable esthétiquement et artistiquement. On est donc, à l'époque, assez loin du sens qu'on lui attribue aujourd'hui, soit celui d'une préférence personnelle: on l'entendait alors comme un standard, une convention.
Chez Hume, le goût est une règle qui permet d'établir ce qui est beau ou non. Mais la première difficulté sur laquelle il se butera est de constater qu'en matière de goût, il n'y a aucune universalité qui semble valoir. Abandonnera-t-il pour autant sa recherche en concluant que tous les goûts se valent? Non. Tenant pour acquis qu'il est naturel de chercher une règle universelle qui expliquerait pourquoi nos goûts s'accordent ou diffèrent, le philosophe tente d'élucider la question autrement. L'objet n'est plus beau ou plaisant en lui-même, mais parce qu'il éveille certaines dispositions du récepteur.
Les conditions de réussite esthétique et artistique sont alors déplacées de l'objet vers le sujet: «La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, nous dit Hume, elle existe seulement dans l'esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente.» On pourrait alors être porté à penser que les films de Bollywood sont bons parce qu'ils plaisent à beaucoup de gens. Mais ce serait mal comprendre Hume.
Un test du temps
En effet, les transformations liées au contexte historique dans la production artistique font en sorte que l'expérience est transformée par les chocs entre les époques, ce qui nous permet de renouveler notre interprétation des oeuvres. L'histoire joue ainsi un rôle essentiel dans la constitution d'un ensemble de règles qui guident nos manières de produire des oeuvres artistiques, mais aussi de les apprécier. Hume fait donc intervenir l'idée d'un «test du temps», qui apparaît comme une condition nécessaire pour conclure qu'une oeuvre possède une grande valeur artistique. Par exemple, une oeuvre d'art produite en fonction d'une mode sera généralement oubliée sitôt la mode passée. Ne dit-on pas souvent qu'une oeuvre a bien ou mal vieilli?
Il faudra attendre quelques années avant de pouvoir affirmer hors de tout doute que les films de Bollywood d'aujourd'hui, tel Slumdog Millionaire, sont bons ou mauvais. Le recul est nécessaire. Par exemple, Om-Shanti-Om, le méga-blockbuster de 2007 mettant en vedette le séduisant Shahrukh Khan (la plus grande star de Bollywood), a beau avoir été le film le plus populaire de toute l'histoire de l'industrie et avoir été récompensé de plusieurs prix, le charme opérera-t-il dans 25 ans? Si oui, on pourra dire qu'il a effectué avec succès le test du temps. Des oeuvres bollywoodiennes sont considérées comme classiques: Le Grand Moghol, réalisé en 1960 par K. Asif, par exemple. On peut voir dans le fait qu'une oeuvre soit estimée depuis longtemps un indice de sa valeur. Pour Hume, ce n'est toutefois pas le seul critère.
La conformité aux règles classiques de la beauté d'une époque n'est pas non plus suffisante, à ses yeux, pour conclure qu'une oeuvre a une grande valeur. On peut respecter les règles de production et arriver à un résultat totalement inintéressant. C'est le piège de l'académisme. À l'inverse, une oeuvre moins réussie sur le plan technique peut néanmoins l'être sur le plan artistique.
Selon Hume, on doit distinguer le goût physique et le goût de l'esprit. Le décalage entre ces deux niveaux fait en sorte qu'une oeuvre peut nous plaire malgré ses imperfections. Ainsi en est-il de ces comédies musicales bollywoodiennes peu conformes à nos standards occidentaux. Souvent très longs (trois heures ou plus!), peu réalistes, à l'eau de rose, voire carrément quétaines, incohérents et mal scénarisés, selon plusieurs, ces films plaisent par leur surenchère de couleurs et l'élan de leurs chorégraphies. Sont-ils de bons films pour autant? Difficile à dire.
Homme de goût
La variété des réactions possibles face à un même objet amènera Hume à conclure que les différences de préférences s'expliquent par les dispositions du spectateur. Une personne peut être touchée par une chose qui en laissera une autre indifférente. Cela vaut aussi pour notre exemple: les films de Bollywood ont beau avoir un public planétaire, il se trouvera toujours des gens pour ne pas en comprendre l'intérêt. Le philosophe écossais demeure cependant attaché à une idée d'objectivité du beau. Il résout l'opposition entre diversité des préférences et unité de la règle en assimilant la norme recherchée à une certaine idée de la nature humaine.
C'est cette nature humaine qui agit comme constante, ce qui fait en sorte que le goût n'est pas totalement relatif. Il peut cependant être amélioré: chez Hume, il n'y a pas plus de bon goût que de génie entièrement inné. L'un comme l'autre proviennent de la maîtrise des règles de l'art et du talent. Ainsi, même si la nature produit une diversité dans les préférences, elle fournit en même temps l'étalon qui permet de comparer entre elles les impressions: l'idée de goût.
Si Hume admet le caractère subjectif des goûts, il refuse cependant d'abandonner l'idée d'une norme, d'une référence objective. Il règle alors le problème en faisant valoir que la grande diversité dans les goûts n'implique pas que ceux-ci se valent tous: le tempérament du spectateur et le contexte social sont les deux causes principales qui peuvent influer sur le goût d'un individu. Ainsi, nous pouvons ressentir du plaisir au contact d'une oeuvre (et ce sentiment sera toujours vrai, selon Hume), mais ce plaisir ne suffit pas à rendre valable le jugement positif porté sur l'oeuvre.
C'est ici que Hume fait entrer en scène le fameux «homme de goût» dont le jugement sert de modèle. Pour juger adéquatement, l'homme de goût doit être situé dans un contexte approprié, posséder une capacité de comparaison, être doté de bon sens et exempt de préjugés, se démarquer par la délicatesse de ses sens et compter parmi ses habiletés la pratique d'un art. Puisqu'il n'est pas donné à tous de répondre à ces exigences, peu de gens seraient en mesure de distinguer les bonnes et mauvaises oeuvres.
Par conséquent, la popularité des films de Bollywood ne suffira jamais à proclamer la supériorité artistique sur tous ces autres qui n'attirent qu'un maigre public. Dans la logique de Hume, il faut plutôt les évaluer en nous mettant dans la peau d'un homme de goût. Ce qui n'est pas sans difficultés. Difficile d'être exempt de préjugés face à une oeuvre issue d'une culture radicalement différente de la nôtre...
Élitisme ?
Nulle surprise que la vision de Hume ait été taxée d'élitisme. Le philosophe précise pourtant que le jugement de l'homme de goût n'a de valeur que s'il est acceptable par tous, c'est-à-dire s'il présente un caractère universel. Autrement dit, si on considère que le jugement de certains individus est plus fiable que celui des autres, c'est simplement parce qu'il est pratiqué dans des conditions idéales et non parce qu'il représente une quelconque autorité.
Par exemple, dans le cas où l'homme de goût imposerait arbitrairement ses choix (ou ceux de sa classe sociale), son verdict n'aurait pas de valeur parce qu'il serait issu du sentiment et de la préférence personnelle et ne satisferait pas aux conditions énoncées par Hume. Un fan des films de Bollywood aura peut-être de la difficulté à mettre son sentiment de côté et à juger de façon objective ces films qui lui procurent tant de plaisir. À l'inverse, l'expert en cinéma ne peut se servir de son autorité pour discréditer ce qui ne cadre pas dans ses préférences personnelles. Qui peut juger de l'oeuvre? La réponse se trouve quelque part à mi-chemin entre les deux.
La beauté est dans l'oeil de la personne qui regarde: voilà qui résume la conclusion à laquelle parvient le philosophe écossais. Si on n'a souvent vu dans ses écrits qu'une simple approche relativiste de l'expérience esthétique, c'est qu'on n'a pas toujours su dégager en quoi son approche, malgré les difficultés qu'elle comporte, était riche. David Hume aurait-il préféré Slumdog Millionaire ou les films de Bollywood? On ne le saura jamais, mais il est certain que l'un et l'autre auraient piqué sa curiosité. Et, qui sait? ils lui auraient peut-être donné envie de danser.
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